Ce fut par une sinistre nuit de novembre que je parvins à mettre un terme à mes travaux. Avec une anxiété qui me rapprochait de l’agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient donner la vie et introduire une étincelle d’existence dans cette matière inerte qui gisait à mes pieds. […] Tout à coup, au milieu de cette lumière vacillante, je vis s’ouvrir l’œil jaune stupide de la créature. Elle se mit à respirer et des mouvements convulsifs lui agitèrent les membres.
Comment pourrais-je décrire mon émoi devant un tel prodige ? Comment pourrais-je dépeindre cet être horrible dont la création m’avait coûté tant de peines et tant de soins ?
C’est ainsi que naît en 1816 à Cologny le monstre de Frankenstein sous la plume de Mary Godwin, future Mary Shelley. Paru en 1818, Frankenstein ou le Prométhée moderne est aujourd’hui considéré comme un chef d’œuvre du roman gothique et un précurseur de la science-fiction.
1816 est appelée familièrement « l’année sans été ». À cause d’une gigantesque éruption volcanique en Indonésie quelques mois auparavant, le climat européen subit de sévères dérèglements. Entre vents froids et pluies incessantes, Mary Godwin, venue à Genève accompagnée de Percy Shelley et Claire Clairmont pour passer l’été avec le poète Lord Byron, doit rester de longues journées à l’intérieur de sa villa à Cologny. C’est là, inspirée par les orages qu’elle voit tomber sur Genève, qu’elle crée le personnage de Victor Frankenstein, qui se décrit lui-même ainsi :
Je suis né à Genève et ma famille est l’une de plus importantes de cette république. Mes ancêtres ont été, de longues années durant, conseillers ou syndics et mon père a occupé plusieurs fonctions officielles avec honneur et gloire.
Un personnage purement genevois, dans un décor changeant, puisque celui voyage beaucoup tout au long de son récit : de Genève à Ingolstadt, de Strasbourg à Londres, de l’Ecosse à l’Arctique.
Cependant, c’est à Genève qu’a lieu l’un des évènements phares du roman : le meurtre de William, le petit frère de Victor, par la créature qu’il a lui-même créée…
Jeudi dernier […] nous étions partis nous promener à Plainpalais […] Il faisait déjà obscur quand nous avons décidé de rentrer et c’est à ce moment-là que nous avons découvert que William et Ernest, partis en avant, ne nous avaient pas rejoints. […]. Bientôt Ernest apparut et nous demanda si nous avions vu son frère. Il dit qu’ils avaient joué ensemble, que William s’était éloigné pour se cacher, qu’il l’avait cherché en vain et qu’il avait attendu un long temps avant de revenir sur ses pas.
Ces propos nous secouèrent fortement et nous continuâmes à chercher jusqu’à la tombée de la nuit. […] Je ne pouvais pas me calmer, sachant que mon petit garçon était perdu et qu’il était exposé à l’humidité et à la fraîcheur de la nuit. Élisabeth aussi était fort anxieuse. Vers cinq heures du matin, j’ai découvert mon fils. Le soir précédent, il était svelte et en bonne santé ; à présent, je le voyais, étendu sur l’herbe, livide et sans vie. Sur son cou, figuraient encore les traces de doigt du meurtrier.
(Récit raconté par Alphonse Frankenstein, le père de Victor)
C’est d’ailleurs à Plainpalais que se dresse en bordure de la plaine, « Frankie », la statue bossue et balafrée représentant la créature de Frankenstein. Inaugurée en mai 2014, travail du collectif d’artiste KLAT, elle erre dans Plainpalais, offrant à la vue de tous son allure imposante et monstrueuse.
J’avais des sentiments d’affection et on n’y a répondu que par la haine et le mépris […] Jamais chez personne je n’ai trouvé de la sympathie ! Quand je la cherchais au début, c’était par amour de la vertu, parce que mon cœur débordait d’affection. Mais aujourd’hui quels sentiments pourrais-je partager ? Tant que dureront mes souffrances, je souffrirai seul ! A ma mort, l’horreur et l’opprobre survivront à ma mémoire…
Répudiée à l’instant même de sa naissance par son créateur horrifié à l’idée d’avoir donné vie à un monstre, la créature de Frankenstein, passe la première partie de son existence à essayer de vivre avec les hommes. Vain combat, puisque sa seule apparence fait fuir tous les humains à la ronde. Exclu du monde malgré son intelligence et sa bonté, le monstre finit par commettre l’irréparable pour se venger de son « père » qui l’a abandonné et qui refuse de lui offrir autre chose qu’une souffrance solitaire… une exclusion qui se ressent dans le travail du collectif KLAT, qui esquisse un geste vers les autres, auquel personne ne répond…
Mots-clés: Histoire Suisse et genevoise; Monuments
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Shelley, Mary, Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818, [2001], en ligne :
https://pitbook.com/textes/pdf/frankenstein.pdf (source des extraits)
Demidoff, Alexandre, « A la poursuite de Frankenstein, cet éternel citoyen genevois », Le Temps, 16 juin 2016. (en ligne : https://www.letemps.ch/culture/poursuite-frankenstein-cet-eternel-citoyen-genevois)
Duplan, Antoine, « Mary Shelley, mère de la science-fiction », Le Temps, 7 mai 2016. (en ligne : https://www.letemps.ch/culture/mary-shelley-mere-sciencefiction)
Une réponse
Quel plaisir de lire du vrai, une histoire locale à résonance internationale! Merci de m’avoir instruite aujourd’hui!